Hôtel du Lac à Tunis : entre mémoire architecturale et promesses de renouveau

Tunis, octobre 2025, Sur l’avenue Mohamed V, au cœur de la capitale tunisienne, s’élève depuis plus de cinq décennies un bâtiment qui défie le temps, mais aussi les débats : l’Hôtel du Lac. Son architecture audacieuse, marquée par le style brutaliste, en a fait un emblème de la Tunisie post-indépendante. Aujourd’hui, face à la dégradation et aux projets de démolition, il est au centre d’un affrontement entre forces de préservation et logiques du développement.

Un joyau brutaliste, héritage des années 1970

L’Hôtel du Lac a été conçu par l’architecte italien Raffaele Contigiani et construit entre 1970 et 1973 sous l’impulsion de l’État tunisien soucieux d’affirmer une modernité nationale. Ses caractéristiques techniques sont impressionnantes : dix étages, 416 chambres, structure métallique combinée au béton, soutenue par environ 190 pieux en béton armé enfoncés jusqu’à 60 mètres de profondeur pour assurer sa stabilité.

La silhouette du bâtiment, souvent décrite comme une pyramide inversée, ses escaliers extérieurs en porte-à-faux, ses façades aux lignes géométriques rigoureuses, tout concourt à en faire une pièce rare du patrimoine moderne tunisien.
Dégradation, fermeture et propriété

Depuis sa fermeture au public en 2000, l’Hôtel du Lac est tombé en abandon progressif.

En 2009-2010, il a été acquis par la société libyenne LaFico (Libyan Arab Foreign Investment Company).

Alternativement, des propositions de restauration et des rumeurs de projets de démolition ont circulé au fil des années. La société civile s’est mobilisée à plusieurs reprises pour demander la protection du bâtiment, tandis que des études d’experts ont été sollicitées afin de déterminer son état, ainsi que la faisabilité de sa réhabilitation.

Le point de bascule : décrets, autorisations et controverse

Autorisation judiciaire : Selon plusieurs sources, un jugement a estimé que l’édifice présente un risque réel d’effondrement et constitue une menace pour la sécurité publique. La justice aurait ainsi ordonné la démolition.

Décret de protection temporaire : Avant cette décision, il y avait eu des mesures de protection provisoire du patrimoine. Par exemple, en 2022, un arrêté provisoire a été émis, permettant de suspendre les démarches de démolition.

Annulation de la protection : En février 2025, cet arrêté provisoire aurait été levé, ouvrant la voie à l’autorisation de démolition sans obligation apparente de reconstruction.

Travaux de démolition : Plusieurs médias rapportent que la démolition aurait commencé officiellement le 15 août 2025, avec une durée estimée de 8 à 9 mois, afin de réaliser un nouveau complexe mixte (hôtel de luxe, centre commercial, centre culturel) sous l’égide de LaFico.

Discordance dans les discours : Malgré ces annonces, la société propriétaire conteste certaines affirmations, affirmant que les travaux sont pour l’instant de remise en état intérieure et ne touchent pas la structure externe. Des voix multiples appellent aussi à plus de transparence sur le plan légal, sur la conservation du design original, le respect des normes patrimoniales.

Enjeux culturels, patrimoniaux et citoyens

L’Hôtel du Lac ne se réduit pas à un simple bâtiment abandonné ; il porte une dimension symbolique forte :

Identité urbaine : Pour beaucoup, il incarne une phase de la Tunisie indépendante, un moment où modernisation rimait avec affirmation de souveraineté architecturale. Sa forme originale le rend unique dans le paysage de Tunis.

Valeur patrimoniale : Des associations comme Édifices et Mémoires, l’Association de Sauvegarde de la Médina de Tunis (ASM), des architectes, universitaires et artistes défendent la conservation de ce patrimoine moderne, rappelant qu’il figure dans les débats patrimoniaux depuis des années.

Dimensions économiques : Les partisans du projet de remplacement mettent en avant la création d’emplois – estimée à environ 435 emplois selon certaines déclarations, mais certains disent que le chiffre pourrait dépasser les 1 000 emplois. Le nouvel établissement serait aussi censé dynamiser le tourisme et activer un secteur stationnaire du centre-ville.

Débat démocratique & transparence : Une partie des contestataires s’interroge sur les procédures administratives – validité des autorisations, respect des normes de protection du patrimoine, implication des habitants, articulation entre sécurité publique et conservation patrimoniale. Beaucoup appellent à ce que la décision ne soit pas uniquement portée par des intérêts privés ou des logiques immobilières.

Où en est-on aujourd’hui ?

Au moment où l’on écrit :

La démolition semble avoir débuté officiellement (ou du moins certains travaux autour de l’édifice, selon les versions).

Un projet de reconstruction est prévu pour 2026, devant inclure un hôtel moderne, des espaces commerciaux et culturels.

Le nouveau projet promet d’incorporer certains éléments d’inspiration du bâtiment original, mais les détails restent flous quant à la fidélité à l’esthétique initiale, à la structure métallique, aux matériaux, etc.

Sur le plan légal, le retrait de la protection provisoire en 2025 apparaît comme un point critique qui a ouvert la route à l’autorisation de démolition.
La Presse de Tunisie

Le dilemme entre conservation et renouveau

L’affaire de l’Hôtel du Lac illustre un dilemme que rencontrent de nombreuses villes confrontées à leur patrimoine moderne :

Conserver ou démolir ? Restaurer coûte cher, demande du temps, des compétences, et suppose un engagement durable. Démolir et reconstruire peut répondre plus rapidement à des besoins économiques et urbains pressants, mais efface une partie de la mémoire collective.

Authenticité vs fonctionnalité : Jusqu’à quel point un bâtiment ancien, avec ses défauts techniques ou d’entretien, peut-il être adapté aux normes contemporaines ? Est-ce que conserver la structure ancienne implique des compromis (coûts, sécurité, usage), ou est-ce possible sans sacrifier la valeur patrimoniale ?

Rôle de l’État et des institutions : Les lois sur les bâtiments menaçant ruine, les commissions de patrimoine, l’Institut national du patrimoine, les municipalités, tous jouent un rôle important. Leur efficacité, leur cohérence, leur transparence sont mises à l’épreuve dans ce cas.

Mobilisation citoyenne : Les associations, les artistes, les universitaires et les citoyens réclament plus de visibilité sur les décisions. Le débat public, via les médias, les réseaux sociaux, les campagnes artistiques, s’est avéré crucial.

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